Hommage de l’Académie des Beaux Arts à Paul Jouve

Institut de France
Académie des Beaux-Arts

Extrait du discours de M. Bernard Buffet* 
à l'occasion de sa réception dans la section de peinture 
en remplacement et en hommage à Paul Jouve. 
Le mercredi 22 janvier 1975.

 

Monsieur le Président,


Voici venu le moment de dire toute l’estime que j’ai pour Paul Jouve dont l’usage veut que je vous fasse l’éloge. Je connaissais bien entendu son œuvre, pour laquelle j’ai le plus grand respect. Paul Jouve est dans la tradition des grands animaliers. Je pense à Brascassat, qui fit parti de cette académie, à Barye, à François Pompon, à Rosa Bonheur...

Paul Jouve naquit en 1878, à Marlotte, près de Barbizon, dans cette forêt de Fontainebleau, lieu d’élection de toute une école de paysagistes. D’origine lyonnaise, son père Auguste Jouve, portraitiste, paysagiste, céramiste, y avait son atelier. Deux ans après la naissance de son fils il déménage à Paris et s’installe boulevard Saint-Jacques.

Nous sommes en 1880. Dès l’âge de la scolarité, l’enfant va à l’école communale du boulevard Arago et très jeune commence à dessiner. Son premier modèle est son chat. Auguste Jouve voit les croquis de son fils, et l’encourage à continuer. Quand Paul Jouve a treize ans, son père l’inscrit à l’École des Arts Décoratifs.

Les feuilles d’acanthes et les plâtres le rebutent. Il préfère de beaucoup dessiner d’après nature, et, déjà fasciné par les animaux, il devient un habitué du Jardin des Plantes. Les lions remplacent le chat de ses débuts. Très vite, il essaye de faire vivre ses modèles par leur volume, davantage que par leur aspect linéaire.

Une fois de plus, il se confie à son père et apprend avec lui les rudiments du modelage. Trop jeune pour entrer à l'École des Beaux Arts, il profite néanmoins de certain cours auquel il assiste en tant qu'élève libre.

À la même époque un ami de la famille, Henri Patrice Dillon lui enseigne la lithographie dans son atelier du boulevard Rochechouart.

Deux ans s'écoulent studieusement. Il présente au Jury du Salon des Artistes Français, plusieurs dessins… Une tête de lion est acceptée et exposée. Paul Jouve a quinze ans et on conçoit aisément la joie et l'encouragement que lui apporte cette entrée précoce dans le monde des adultes. Je me permets d'ouvrir ici une parenthèse : Je ne soupçonnais pas la vie d'aventures qu'il mena à la poursuite de ses modèles, vie passionnante, souvent dangereuse, qui, je l'avoue, éveille en moi une certaine jalousie! Mais nous n'en sommes pas encore là…

Aidé par son père, conseillé par Puvis de Chavanne, qui lui était apparenté, favorisé par le milieu dans lequel il était né, Paul Jouve voulait apprendre. Travailleur obstiné, il fréquente tous les endroits ou il peut rencontrer des animaux. II étudie les chevaux et devient un habitué du marché aux chevaux du boulevard Saint-Marcel. Pour observer des taureaux, des bœufs, il s'installe aux abattoirs de Villejuif ou de la Villette. II se passionne pour l'anatomie animale et l'apprend à l'Ecole vétérinaire de Maisons-Alfort ou au Muséum du Jardin des Plantes. Car il continue à préférer les félins et le Muséum lui permet de passer voir ses modèles favoris. On m'a dit qu'il n'hésitait pas à glisser le bras a travers les barreaux pour inciter les betes à prendre la pose... Les animaux devaient aimer travailler avec lui.

Peut-être ai-je tort d'insister sur la fatigue qu'implique cet apprentissage... N'est-ce pas en quelque sorte démystifier les superbes dessins de Jouve, si vivants, habités de l'amour qu'il porte a ses fauves.

En 1898, Paul Jouve doit partir pour Chartres accomplir son service militaire. Une fois de plus la chance l'accompagne. Ébloui par la cathédrale, il parvient à gagner la protection de son capitaine. Le capitaine Froment lui accorde de longues après-midi que Paul Jouve emploie à dessiner la cathédrale sous tous ses aspects. II étudie longuement les ogives, l'exploit que représente l'ouverture des fenêtres et bien entendu les vitraux. C'est le premier pas de Jouve vers l'architecture et nous verrons plus tard qu'il s'y intéressa tout au long de son œuvre.

II est toujours sous les drapeaux quand à Paris, on prépare l'Exposition Universelle. À l'entrée du cours La Reine, place de la Concorde, va s'élever la principale des cinquante-quatre portes de la Ville Nouvelle. René Binet en est l'architecte. Paul Jouve est le plus jeune des sculpteurs qui vont participer à ce vaste décor. René Binet lui demande de réaliser un bas-relief pour le soubassement de la porte. Une longue frise de fauves.

II commence ses modèles à Chartres et les termine à Paris. Ils sont traduits en grès par Bigot, et on peut les voir au Musée des Arts Décoratifs. René Binet, impressionné par cette frise qui s'étale sur cent mètres, décide de charger Paul Jouve d'autres taches. II modèle un coq gigantesque. Dans le journal L'Illustration de l'époque, on voit le sculpteur en train de travailler. II modèle également les quatre grands lions qui orneront la Porte des Champs-Élysées.

Paul Jouve a vingt-deux ans. Mais si l'Exposition Universelle lui est une occasion d'affirmer son talent, elle est aussi pour ce jeune homme, affamé de curiosité, la porte ouverte vers les voyages. En effet, au Trocadéro, se trouvait la section consacrée aux Colonies. Comment se contenter des lors du Jardin des Plantes ! II fait la connaissance des Bing. Le père et le fils. Ceux-ci sont marchands d'antiquités, spécialisés dans les antiquités orientales. Amateurs d'art, ils décident de soutenir les efforts de Jouve. Celui-ci exécute pour eux divers travaux. Mais il a entendu parler du zoo d'Anvers, du zoo de Hambourg. II ne rêve plus que de s'y rendre. Voir des animaux en liberté, fût-elle illusoire, devient une idée fixe. Grace à l'amitié des Bing, en l904, il part pour Anvers et ensuite pour Hambourg.

En 1905, il expose chez Bing, rue Saint-Georges. C'est sa première exposition. II montre des peintures, des dessins, quelques sculptures. II impose au public une vision complètement nouvelle du monde animal et fait preuve d'une grande maitrise dans sa manière de traiter le sujet. II ne se contente pas de détails, mais sa science du volume, du mouvement, anime les grands fauves d'une vie intérieure.

L'Exposition est un grand succès et lui apporte la liberté matérielle.

Peu de temps après, il fait la connaissance de François Louis Schmied et de Jean Dunand, qui deviennent ses amis. Les deux hommes sont suisses, l'un graveur sur bois, l'autre faisant de la dinanderie.

Un grand bibliophile, Olivier Saincere, lui demande d'illustrer le Livre de la Jungle de Rudyard Kipling. Jouve accepte, mais la même année, en 1907, la Société des Orientalistes Français crée une bourse de voyages et d'études. Le lauréat aura la possibilité de vivre pendant deux ans en Afrique du Nord, dans une maison, la Villa Abd-el-Tif, située sur les hauteurs d'Alger. C'est Paul Jouve qui l'obtient et qui sera donc le premier pensionnaire de la Villa Abd-el-Tif.

II part aussitôt et s'abandonne à l'enchantement qu'est pour lui la découverte d'une nature si totalement différente de celle qu'il connait et pourtant si proche de ses rêves d'adolescent. II y passe quelques mois, mais Anvers et Amsterdam lui manquent.

II revient en Europe puis, en l908, il s'embarque a nouveau pour Alger. Cette fois, il y restera dix-huit mois. II veut connaitre mieux ce pays et part sur les traces die Fromentim dont il connait et admire les récits et la peinture. II suit le même itinéraire que l'auteur de Dominique et va jusqu'à Tombouctou. En 1909, il expose avec ses amis Schmied et Dunand. Mais il n'oublie pas Olivier Saincere et reprend l'illustration du Livre de la Jungle. II demande a Schmied de graver sur bois ses compositions.

Pendant cinq ans, les deux hommes collaborent à cette œuvre. Parallèlement, Paul Jouve travaille en solitaire. Chaque fois que l'arrivée d'un lion ou d'un tigre lui est signalée dans un zoo... que ce soit à Anvers, à Hambourg, à Londres, il ne résiste pas à ce que l'on pourrait appeler un rendez-vous.

En 1911, il fait une exposition importante à la Galerie des Artistes Modernes, rue Caumartin. Cent trente dessins et des bronzes ! Mais le Livre de la Jungle n'est pas terminé. II le sera début 1914 mais ne paraitra qu'en 1920.

Au printemps de cette même année 1914, il voit se réaliser un autre de ses rêves. II reçoit la Bourse de l'Afrique Equatoriale. Le pays de ses idoles. II retient une place à bord de l'Europe pour le 23 aout. Mais cette fois, la chance l'abandonne; lui et les autres d'ailleurs.

C'est la guerre. Jouve part pour la frontière... Son régiment est achemine vers Valenciennes, puis vers Arras. Les combats de tranchées l'émeuvent profondément. En 1915, il s'engage au 2è régiment de zouaves, au mois d'octobre, il embarque à Toulon pour Salonique. En 1916, il expose ses œuvres de guerre au Salon de l'Armée d'Orient. Jouve a entendu parler du Mont Athos, et grâce au général Sarrail, il obtient la faveur, rare, d'entrer au monastère. II y travaille du mois d'aout au mois d'octobre. Comme déjà à Chartres, il trompe ses fauves pour se consacrer à cette merveille d'architecture.

Au printemps 1918, il est appelé à Athènes. II devient commissaire de l'Exposition des Artistes d'Orient. Puis le maréchal Franchet d'Esperet l'affecte au 3è régiment serbe. Le 11 novembre le trouve à Belgrade. Enfin, en 1919, il retrouve son atelier de la rue Notre-Dame-des-Champs. II renoue avec Dunand, Schmied et Goulden. Leur amitié est grande. Dunand pratique la technique de la laque.

Pendant plusieurs années, Paul Jouve lui fournit des dessins pour décorer des paravents, des meubles. Les célèbres tables basses, en laque rouge, ornées de panthères noires, sont peut-être ce qui incite le grand public à situer l'œuvre de Jouve dans les années 30 ! Cela vient sans doute de l'interprétation de Dunand.
Les quatre amis décident d'exposer ensemble, une fois par an, en décembre. Cela durera pendant dix années.

En 1922, Paul Jouve obtient du Gouvernement général, une bourse pour l'Indochine. Port-Said, Djibouti, Ceylan, Saigon. Saigon, la porte de la jungle... La porte seulement.

Jouve veut vivre au cœur de cette jungle et rien ne l'arrête. On est loin des avions et des safaris organisés. II remonte le Mékong, traverse Le Cambodge et arrive à Angkor.

Pierre Loti nous a raconté le temple. Paul Jouve nous l'a montré et de quelle magistrale façon! II est attaqué par des fourmis, des renards volants, des pythons. Rien ne I' arrête, rien ne Le rebute. Même pas les serpents. Ils ont leurs habitudes, il a les siennes. II passe des journées entières dans la jungle.

Travailleur acharné, il peint d'après nature. II emmène les toiles sur le sujet, et tout le matériel, et on sait ce que cela veut dire... Est-ce son amour des bêtes qui le préserve? Surement. 

En l923, il doit partir et se dirige vers la Chine. II embarque sur L'Orénoque, la mer est démontée. II essuie une terrible tempête. À Tourane, il prend Le train jusqu'à Hué, ville impériale d'Annam, ou vivent les plus beaux éléphants du monde : les éléphants blancs, les éléphants sacrés. Paul Jouve les fait poser. II y restera un mois. À Saigon, il retrouve les fauves. Au zoo, il voit des tigres, certains sont presque approchables.

Mais il doit rentrer à Paris. Dans les années qui suivent, il exposera les animaux, les monuments, bref, les souvenirs de l'Orient, qu'il aura retravaillés dans son atelier.

En l925 et en l930, paraissent trois ouvrages illustrés par Paul Jouve. Ce sont : Les Poèmes barbares de Leconte de Lise, la Chasse de Ka, extrait du Livre de la Jungle et Le Pèlerin d'Angkor, de Pierre Loti.

Mais Jouve, malgré sa joie d'avoir retrouvé ses amis et son atelier de la rue Notre-Dame-des-Champs ne sait pas encore renoncer au voyage. Londres, Hambourg, Amsterdam, Anvers ne sont plus l'aventure, il y est chez lui. Depuis dix-sept ans, il veut connaitre I' Afrique Equatoriale.

II prépare Le Livre de la Brousse de René Maran. II va à Bamako en Haute-Volta. Et enfin, il dessine des hommes : les Touaregs, ces hommes bleus, sans visage... II revient à Paris et travaille pour Colette. L'ouvrage s'appellera Paradis terrestres. Le livre gravé sur bois par Perrichon parait en 1932 et Paul Jouve part le présenter à Colette qui réside à Saint-Tropez. II n'y reste pas.

En 1933, il s'embarque pour l'Egypte. C'est Louis Hautecceur, premier Directeur des Beaux-Arts d'Egypte, qui l'a fait inviter par le Gouvernement. II habite Le Caire et chaque jour se rend au jardin zoologique. Apres une exposition au Caire, il lui faut regagner Paris.

Le gouvernement du Luxembourg lui demande de vastes panneaux pour décorer la Chambre des deputés de ce pays. Comme d'habitude, Jouve profite de cette commande pour partir en voyage. De toute façon, il aime travailler sur le motif! En découvrant les châteaux féodaux de la vallée de la Sure, il renoue avec son gout de l'architecture, et après Chartres, le Mont Athos, Angkor, il s'attaque aux châteaux du Luxembourg. II exécute quatre grands panneaux et les expose au Pavillon du Luxembourg pour l'Exposition de l937.

Pour cette même exposition, Paul Jouve renoue avec la sculpture. II exécute une colossale tête de taureau, fondue en bronze, en bronze dore, pour les jardins du Trocadéro. Elle est toujours et heureusement en place.

Mais 1939 arrive... et c'est encore la guerre. Jouve est en Provence et transforme sa maison du Tholonet en ermitage. II travaille... En 1941 il expose à Marseille...
Au printemps de 1944, il rentre à Paris. La Libération est proche et il se décide à exposer un ensemble d'œuvres récentes, tableaux, dessins, sculptures.
L'exposition s'ouvre chez Giraudo, le 6 juin. La Galerie était avenue de l'Opéra et j'ai eu la joie de voir les tableaux récents que Jouve y présentait. Mais il fallait être peintre soi-même pour s'intéresser aux expositions de ce temps. En effet le débarquement, puis la Libération occupent tous les esprits.

En 1945, l'Institut de France choisit Paul Jouve pour succéder à Maurice Denis. C'est pour lui une très grande joie. En 1946, il expose a nouveau chez Giraudo. Puis, il se retire dans son atelier pour préparer et réaliser le Roman de Renard et la Passion dans le Désert de Balzac.

C'est dans ce même atelier de la rue Notre-Dame-des-Champs qu'il meurt le 13 mai 1973.

* Le discours de Bernard Buffet a été repris mot pour mot, en y laissant les quelques inexactitudes qui y figurent.